La flibansérine, ou le dossier très politisé du "Viagra féminin" (illustration).
La flibansérine, un candidat antidépresseur décevant mais peut-être actif sur la libido
Développée par les laboratoires Boehringer-Ingelheim dans le cadre du traitement de la dépression, la flibansérine est un agoniste des récepteurs de la sérotonine 5-HT1A et un antagoniste des récepteurs 5-HT2A. Il est destiné à entraîner une augmentation des taux de dopamine et de noradrénaline et une diminution des taux de sérotonine dans le cerveau.
Au cours des premières études cliniques, son efficacité antidépressive modeste et ses effets indésirables significatifs ont conduit à un abandon de cette indication. Mais certaines participantes ayant signalé un effet positif sur leur libido, Boehringer-Ingelheim poursuivit son développement dans le traitement de la diminution de la libido chez la femme.
Malgré le surnom trompeur de "Viagra féminin", la flibansérine vise à renforcer le désir sexuel, et non à restaurer la mécanique de la vie sexuelle, comme les inhibiteurs des phosphodiestérases de type 5, médicaments inducteurs de l'érection (VIAGRA, CIALIS, LEVITRA, SPEDRA). En cela, la flibansérine relève de la recherche d'un éventuel effet aphrodisiaque, ce qui est une nouveauté dans le champ médical.
Le trouble du désir sexuel hypoactif, une notion assez... trouble
Après la commercialisation du Viagra en 1998, et son succès mondial, Pfizer avait essayé de développer ce médicament dans les troubles de la sexualité féminine, sans résultat probant. Pour l'occasion, le concept de "dysfonction sexuelle féminine" avait été avancé mais, malgré de nombreuses tentatives de définition clinique, cette dysfonction n'a jamais fait l'objet d'un consensus.
Dans la version révisée du DSM-IV (2000 : DSM-IV-TR), une nouvelle entité clinique a été décrite, le "trouble du désir sexuel hypoactif", pour les femmes qui souffrent du fait de ne pas avoir un désir sexuel suffisamment important (sans lien avec d'éventuels troubles psychologiques, difficultés conjugales, effets indésirables d'un traitement ou maladie intercurrente). L'accent est mis sur la souffrance psychologique imposée par cette libido perçue comme chancelante.
Dans la nouvelle version du DSM publiée en 2013, le DSM V, cette entité a été à nouveau modifiée, en y intégrant les difficultés de distinction entre intérêt et désir. L'entité clinique est donc désormais dénommée "troubles de l'intérêt et de l'excitation sexuels de la femme" ("female sexual interest/arousal disorder").
Le flou de cette nouvelle entité pathologique est largement illustré par les difficultés à mesurer sa prévalence, estimée à 7 à 10 % de la population féminine aux États-Unis.
Deux premières demandes d'AMM refusées, mais avis favorable pour la troisième
En 2010, la demande d'AMM (Autorisation de mise sur le marché) de Boehringer-Ingelheim pour la flibansérine dans le cadre de la sexualité féminine est refusée par la FDA au vu de données d'efficacité peu convaincantes et d'effets indésirables incompatibles avec la vie quotidienne (en particulier un risque d'accidents de la route majoré du fait de somnolences, voire de syncopes). Refroidi par ce refus, Boehringer-Ingelheim cède la flibansérine aux laboratoires Sprout.
En 2013, ce laboratoire présente les mêmes données à la FDA et essuie un nouveau refus, pour les mêmes raisons. La mise en place d'une nouvelle étude clinique de phase 3 est alors décidée. Ce sont les résultats de cette étude, mais peut-être aussi la pression d'un lobby assemblé pour l'occasion, qui ont convaincu les experts de la FDA.
BEGONIA, une étude clinique randomisée contre placebo
Cette nouvelle étude clinique randomisée, poétiquement nommée BEGONIA (les précédentes étant VIOLET et DAISY…), a été menée auprès de 1 087 femmes en âge de procréer , qui devaient prendre soit 100 mg de flibansérine au coucher, soit un placebo (double aveugle), pendant 24 semaines.
Les participantes devaient avoir été diagnostiquées avec un trouble du désir sexuel hypoactif "généralisé et acquis", ne pas présenter de troubles dépressifs, ne pas prendre de médicaments susceptibles d'interférer avec le désir sexuel, ne pas signaler de difficultés conjugales significatives et s'engager à avoir au moins un rapport sexuel par mois.
Les effets de la flibansérine ont été mesurés à l'aide de deux échelles d'évaluation subjectives, le FSFI (Female Sexual Function Index, qui mesure le désir et le plaisir sexuels) et le FSDS-R (Female Sexual Distress Scale – Revised, qui mesure la souffrance liée à une sexualité considérée insatisfaisante).
Deux questions Oui/Non sur les effets perçus du traitement ont été ajoutées (et baptisées Patient Global Impression of Improvement - PGI-I – et Patient Benefit Evaluation – PBE). Ainsi, les laboratoires Sprout ont choisi le ressenti comme critère principal d'évaluation de l'efficacité.
BEGONIA, des résultats subjectifs positifs, des données objectives plus discutables
Dans l'article publié à partir de l'étude BEGONIA, des effets positifs significatifs ont été mis en évidence dans le groupe expérimental, pour les 4 échelles/questions subjectives utilisées (p < 0,001 dans tous les cas).
Mais les données objectives également fournies à la FDA dressent un tableau moins convaincant : le nombre mensuel moyen de rapports sexuels chez les participantes a été de 4,4 dans le groupe expérimental contre 3,7 dans le groupe placebo (2,7 dans l'ensemble des participantes avant le début de l'étude). Soit 0,7 rapport de plus par mois, une différence non significative dans la comparaison avec le placebo.
Si la différence par rapport au nombre moyen de rapports sexuels avant l'étude (4,4 contre 2,7) est significative, elle l'est aussi pour le groupe placebo (3,7 contre 2,7) ! Il est possible que ce ne soit qu'un effet positif de la simple participation à l'étude, effet dont on retrouve également la trace dans les réponses aux échelles/questions utilisées. Cela n'exclut certes pas la possibilité que les rapports sexuels aient été meilleurs, sans que cela soit suffisant pour inciter les couples à en augmenter significativement la fréquence...
Des effets indésirables relativement fréquents et peu propices aux ébats
Outre une efficacité objective peu évidente, la flibansérine souffre d'un profil de tolérance discutable, du moins pour une partie des utilisatrices : dans l'ensemble des études sur cette substance, entre 9 et 13 % des participantes ont dû cesser la prise de flibansérine pour cause d'effets indésirables : somnolence, baisse de tension artérielle voire syncopes, vertiges, nausées, fatigue.
Dans l'étude BEGONIA, 9,6 % des utilisatrices ont arrêté la prise de flibansérine pour cause d'effets indésirables. Au total, dans cette même étude, les investigateurs ont noté que 36.5 % des utilisatrices mentionnaient des effets indésirables liés au médicament (15,8 % dans le groupe placebo), dont 4,2 % ont été estimés "sévères" (empêchant de travailler ou de mener des tâches usuelles) : 14,4 % des utilisatrices se sont ainsi plaintes de somnolence (3,5 % dans le groupe placebo), 10,3 % de vertiges (placebo 1,1 %), 7,6 % de nausées (placebo 2,2 %) et 5,7 % de fatigue (placebo 3,3 %)
De plus, les études n'ayant duré que 24 semaines, la tolérance sur le long terme de la flibansérine reste encore mal définie.
Une campagne de lobbying aux messages ambigus
Face à ces données scientifiques peu convaincantes, tant sur la définition de l'indication que sur les effets positifs et négatifs de la flibansérine, médicament à prendre de plus tous les jours (à l'inverse des inducteurs de l'érection), il semblait probable que le comité d'experts de la FDA reste sur ses conclusions précédentes et refuse donc une troisième fois l'AMM pour ce produit.
Mais c'était sans compter sur la possible influence du travail mené depuis quelques mois par une coalition de 24 associations liées à la santé féminine, "Even the score" ("Égalisez le score"), rassemblées par une agence de relations publiques, Blue Engine, avec le soutien des laboratoires Sprout.
Cette coalition a défendu, dans sa campagne publique, une position égalitaire (si les hommes ont leur Viagra, les femmes devraient avoir un traitement pour leurs problèmes sexuels), voire féministe (les femmes ont le droit de prendre les décisions qu'elles souhaitent à propos de leur santé sexuelle). Mais, dans les lettres envoyées aux parlementaires, les arguments de la coalition étaient plus conservateurs : préservation des mariages, stabilité des familles, etc.
Suite à cette campagne, la FDA a reçu une pétition comportant plus de 60 000 signatures et de nombreuses lettres de parlementaires.
En parallèle, la New View Campaign, une association dénonçant la médicalisation de la sexualité féminine par les laboratoires pharmaceutiques, créée en 2000 en réaction aux travaux de Pfizer, a repris du service pour tenter de contrebalancer les arguments de "Even the score".
Le comité consultatif d'experts vote le 4 juin en faveur de l'AMM par 18 voix contre 6
Influence de l'étude BEGONIA, montrant une amélioraiton des crières subjectifs (désir, diminution du stress) et une petite augmentation du nombre de rapports sexuels dans le groupe flibansérine ? Poids du lobbying de certaines associations féministes ? Toujours est-il que le 4 juin, ce comité consultatif de la FDA a voté, par 18 voix contre 6, en faveur d'une AMM pour la flibansérine dans l'indication "trouble du désir sexuel hypoactif" (celle retenue par le DSM IV-TR).
Une affaire qui soulève plusieurs questions éthiques et politiques
Ce revirement du comité consultatif de la FDA en l'absence de nouvelles données vraiment convaincantes ou rassurantes soulève de nouveau la question de la capacité de résistance des autorités de régulation sanitaire face aux arguments, scientifiques ou non, des lobbys.
De plus, l'ensemble du dossier de la flibansérine se révèle riche en éléments qui éclairent sur des présupposés de la société américaine sur la sexualité féminine : Cindy Whitehead, PDG des laboratoires Sprout, s'est ainsi sentie obligée de déclarer, avant la réunion des experts de la FDA, que la flibansérine "ne provoque pas d'hypersexualité et (que) les femmes ne deviennent pas instantanément dévorées de désir en le prenant". Le spectre de la femme "dévorée de désir" hante donc toujours le puritanisme d'outre-Atlantique… et une efficacité toute relative est érigée en garante de l'ordre moral !
Par ailleurs, il est intéressant de noter que l'indication de la flibansérine ne concerne que les femmes en âge de procréer, ce qui possède la vertu à la fois d'enfermer la sexualité dans sa fin reproductive et d'exclure les femmes ménopausées d'une vie sexuelle épanouie.
Enfin, il est intéressant de remarquer que, face à la souffrance d'une sexualité considérée comme inadéquate, le premier traitement médicamenteux proposé a été systématiquement comparé à un placebo et non pas à ce que qui semble le traitement de référence et de première intention de cette souffrance, à savoir une prise en charge par un psychothérapeute ou un sexologue.
En attente d'une décision définitive de la FDA qui fera date
Si la FDA suit habituellement les recommandations de ses experts, la question se pose dans le contexte propre à la flibansérine. En effet, céder à ce qui pourrait davantage relever d'une habile campagne de lobbying que de la médecine par les preuves pourrait envoyer un message de faiblesse.
La FDA peut-elle se permettre de renvoyer cette image à une époque où la défiance de l'opinion publique et d'une partie des professions médicales suite à plusieurs "affaires" autour du médicament (affaire "Vioxx" aux Etats-Unis par exemple) fragilisent la prise en charge thérapeutique ?
[édit 19 août]
Malgré les doutes recensés ci-dessus, la FDA a finalement délivré une AMM pour la flibansérine dans l'indication "trouble du désir sexuel hypoactif acquis et généralisé chez les femmes préménopausées". LA FDA souligne cependant les risques éventuels d'hypotension artérielle sévère, voire de syncope, risques majorés en cas de prise d'alcool, ce qui nécessitera un encadrement de son utilisation : prescription médicale exclusive (gestion d'un éventuel problème d'addiction à l'alcool contre-indiquant son utilisation par exemple), délivrance par des "pharmacies certifiées". [/édit]
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En savoir plus :
FDA Advisory Committee Recommends Approval for Sprout Pharmaceuticals' ADDYI™ (flibanserin) to Treat Hypoactive Sexual Desire Disorder in Premenopausal Women, communiqué de presse des laboratoires SPROUT, 4 juin 2015
FDA approves first treatment for sexual desire disorder - Addyi approved to treat premenopausal women, 18 août 2015
L'étude BEGONIA
Efficacy of flibanserin in women with Hypoactive Sexual Desire Disorder: Results from the BEGONIA trial. Katz M, DeRogatis LR, Ackerman R, Hedges P, Lesko L, Garcia M, and Sand M., J Sex Med 2015 DOI: 10.1111/jsm.12189
L'étude DAISY
Treatment of hypoactive sexual desire disorder in premenopausal women: Efficacy of flibanserin in the DAISY study,Thorp J, Simon J, Dattani D, Taylor L, Kimura T, Garcia M Jr, Lesko L, Pyke R., J Sex Med 2012;9:793–804.
L'étude VIOLET
Treatment of hypoactive sexual desire disorder in premenopausal women: Efficacy of flibanserin in the VIOLET study, DeRogatis LR, Komer L, Katz M, Moreau M, Kimura T, Garcia M Jr, Wunderlich G, Pyke R., J Sex Med 2012;9:1074–85.
La tribune du FORMINDEP sur la flibansérine, blog hébergé par Mediapart.fr, 5 juin 2015
Sources
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